Le chemin sombre

 LE CHEMIN SOMBRE

Dans la tête de Siegfried, les idées se bousculaient, tourbillonnaient, produisaient un vacarme infernal. De vagues douleurs au crâne firent une lente apparition. Son corps semblait dans un état de lassitude avancé, comme s’il avait vécu des centaines d’années et ployait désormais sous le poids des siècles. Une étrange impression l’envahissait, le sentiment d’une scène qu’il avait déjà vécu des dizaines de fois avec Brunehilde. Des dizaines de fois à entendre ce « non » de la bouche de la jeune femme, des dizaines de fois à ne pas savoir comment y répondre, quelle réaction adopter, des dizaines de fois à contempler, le regard vide, les fleurs aux couleurs blanches et mauves de la plaine.

« Tu es comme ces fleurs » finit-il par dire. « Tu es belle, avenante. On se presse pour être en ta compagnie, on aimerait passer sa vie à tes côtés, à sentir la douce odeur qui émane de tes cheveux. Mais comme ces fleurs d’ambroisie qui deviennent toxiques à la nuit tombée, tu peux en un instant empoisonner celui qui t’approche de trop près et qui désire passer trop de temps à tes côtés ».

Brunehilde se retourna un instant, le temps de lui lancer un regard surpris et déçu. Elle vit alors que Siegfried venait de dégainer son épée et le visage de la jeune femme prit la couleur de la peur. « Je me sens las » murmura-t-il en fermant les yeux et en se tenant la tête. « Mon cœur est triste et blessé, comment pourrait-il en être autrement après le coup que tu viens de lui asséner, sans retenue et sans pitié ? »

Lumina, l’épée du jeune guerrier, avait perdu son éclat bleuté. Un suintement gris semblait s’en échapper, comme si la lame pleurait. Brunehilde comprit ce qui était en train de se passer et en fut effrayée.

– Non… murmura-t-elle, apeurée.
– Non ? répéta Siegfried. Est-ce donc là le seul mot que tu es capable de prononcer ? Je ne sais pas bien ce qui m’arrive, mon âme semble soudain lasse et fatiguée. Je dois éteindre cette tristesse, et celle qui en est la cause…

La jeune femme s’échappa aussi vite qu’elle le put. Elle ne reconnaissait pas le jeune homme avec qui elle s’était promenée toute la matinée, avec qui elle avait pu échanger ses rêves, ses espoirs mais aussi ses déceptions. Elle ne savait même pas pourquoi elle avait dit non au mariage. Peut-être tout simplement parce qu’elle n’avait pas imaginé une telle demande ce jour-là, peut-être parce qu’il était trop tôt pour elle, peut-être parce que la seule réponse qui venait à une jeune femme prise de court était simplement de dire non avant de réfléchir plus posément. Mais cet homme droit et doux, plein de rêves et d’ambition, était à présent en train de la poursuivre, l’épée à la main.

Siegfried, de son côté, ne voyait plus grand-chose. Il souffrait et souhaitait apaiser sa douleur. Tous les moyens lui semblaient bons désormais, y compris l’impensable : faire du mal à celle qui illuminait sa vie depuis des années. Ils se connaissaient depuis leur plus jeune âge, depuis cette période où les garçons et les filles ne se fréquentaient pas mais se rappelaient toute leur vie qu’ils s’étaient côtoyés. Lorsqu’il avait sept ans, il avait tapé avec un bâton de bois sur la tête du chien de garde de l’école. Celui-ci l’avait balayé d’un simple coup de patte, le faisant tomber sur les fesses. Ce jour-là, le petit groupe de filles dont faisait partie Brunehilde avait ri en voyant la scène. Siegfried s’était relevé hilare, tout heureux d’avoir osé provoquer la bête qui lui semblait immense à son jeune âge. Il avait alors aperçu Brunehilde, déjà souriante et charmeuse, et lui avait souri à son tour. Il n’en fallait pas davantage à un jeune garçon pour sentir son cœur battre d’un amour éternel.

Il n’est cependant pas d’éternité qui dure au-delà de la déception. L’éternité est un concept flou qui nous semble aussi évident lorsque tout va bien qu’il nous semble absurde quand le bonheur s’est tari. La seule éternité qui semblait rester pour Siegfried, c’était l’éternité de la mort. Celle qu’il voulait donner à Brunehilde. Le vent s’était levé sur la plaine et faisait tournoyer les feuilles, s’envoler les pétales des fleurs d’ambroisie et remuer les branches des grands arbres. Le calme s’effaçait au profit du chaos. Brunehilde s’était pris le pied dans la racine d’un chêne et était tombée au sol. Siegfried, sans même courir, revint à sa hauteur. L’épée toujours à la main, il la regarda longuement, essayant de reconnaître celle qu’il aimait. Elle faisait de même. Deux êtres qui en quelques instants avaient oublié qui ils étaient l’un pour l’autre, au point de s’en oublier eux-mêmes. Ce qui était réel quelques secondes auparavant n’existait plus et ne s’était pas même transformé en agréable souvenir. De leur promenade pleine de promesses, de leurs mains serrées l’une contre l’autre, de leurs sourires gênés mais sincères et amoureux, il ne restait plus rien.

Le chemin de Siegfried avait dévié de sa course et un nouveau cycle de déchirement semblait surgir à l’horizon. Sa précédente décision avait sans nul doute initié sa chute mais le choix qui se présentait maintenant à lui pourrait assurément le conduire au fin fond des ténèbres.

 (choisissez)

  • Siegfried brandit son épée vers le ciel et s’apprête à abattre Brunehilde : le chemin de la damnation
  • Siegfried lâche son épée et tombe à genoux : le chemin du dragon

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Le livre Les légendes de Sanéterre

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